Afrocyberféminismes

la séance de février

La première cellule immortelle

Mercredi 21 février / 19h

Carte blanche à Mélissa Lavaux
avec Rébecca Chaillon, Kiyémis, Françoise Vergès, David Fathi, Hyphen-Labs, Valérie Lawson

Crédit: Mélissa Laveaux.

Cette séance donne carte blanche à Mélissa Laveaux. La rencontre est placée sous le signe d'Henrietta Lacks, morte à 31 ans d'un cancer fulgurant en 1951 et dont les cellules prélevées à son insu à sa mort se sont avérées immortelles. Ce sont les premières cellules humaines cultivées qui proliférèrent dans le monde entier sous le nom de code de HeLa. Elles ont servi au développement de la recherche en biologie et en médecine, du vaccin antipoliomyélitique à la recherche en nanotechnologies en passant par la cartographie des gènes, la fécondation in vitro et les recherches dans le clonage. Elles ont même été embarquées dans les premières missions spatiales pour voir leur réaction en apesanteur. Octavia E. Butler a beaucoup apporté à la compréhension des dilemmes éthiques soulevés par le cas d'Henrietta Lacks et des cellules HeLa.

MÉLISSA LAVEAUX

Musicienne, compositrice et bientôt dramaturge canadienne d’origine haïtienne, les influences culturelles de Mélissa Laveaux se centrent autour de l’afroféminisme américain, les luttes pour les droits des personnes marginalisées et la pratique artistique afrofuturiste.
Mélissa Laveaux fait partie du label No format. Dans son dernier album Radyo Siwel elle rend hommage à la résistance stratégique haïtienne  en reprenant le répertoire des chansons populaires conçues en réaction à l’occupation américaine des années 1915-1934. Pour cette séance d’ouverture, Mélissa Laveaux interroge le corps des femmes noires et leur relation à la médecine et à la science.

RÉBECCA CHAILLON [FR]

Autrice, metteuse en scène, performeuse et comédienne française.

HYPHEN-LABS [US]

HYPHEN-LABS [US] est un collectif d'artistes, ingénieurs, game designers, écrivains qui croise art, technologies et sciences dans une perspective futuriste.

Leur installation NeuroSpeculative AfroFeminism (NSAF) présentée à Sundance en 2017, se situe à l’intersection du design, de la réalité virtuelle et des neurosciences. Faisant référence explicitement à la science-fiction d’Octavia Butler, NSAF est un laboratoire de neurocosmétologie qui travaille sur une série de d’inventions destinées à répondre aux problèmes des femmes noires telles que la surveillance, la protection de la vie privée, les violences policières.

Leur « produit » phare est une expérience de réalité virtuelle, qui immerge le client dans une sorte de salon de coiffure futuriste. Le décor fait référence à la longue histoire des salons comme “safe spaces” pour les femmes de couleur et comme terreau fertile pour les discussions politiques et philosophiques.

Après avoir revêtu le casque, l’usager se voit dans le miroir sur le point de se faire poser des « électrodes Octavia » qui propulse celui qui les revêt dans un multivers numérique onirique.  Avec les « Octavia », Hyphen-Labs imagine un futur où les technologies de pointe sont créées par et pour les femmes de couleur.

DAVID FATHI [FR]

Artiste, David Fathi est ingénieur de formation. Il a retracé dans Le dernier itinéraire de la femme immortelle le dernier voyage de Madame Lacks, de l’hôpital Johns-Hopkins de Baltimore où elle est décédée au cimetière familial en Virginie où elle repose désormais.

KIYÉMIS [FR]

Autrice, journaliste, blogueuse, Kiyémis questionne sa position de femme noire dans la société française à partir de l’afroféminisme.

FRANCOISE VERGES [FR]

Politologue de formation, Françoise Vergès est actuellement titulaire de la chaire Global South(s) au Collège d'études mondiales. En 2017, dans son ouvrage Le Ventre des femmes : capitalisme, racialisation, féminisme, elle revient sur ce moment de l'histoire de La Réunion où, dans les années 1960-1970, des milliers d’avortements et de stérilisations sans consentement sont pratiqués.

Débat animé par VALÉRIE LAWSON [FR]

Passionnée de fantasy, de science-fiction et de comics, Valérie Lawson est présidente du Festival des Mondes de l'imaginaire de Montrouge, modératrice aux Imaginales et une afroféministe engagée.

Gaîté Lyrique
Auditorium
3 bis rue Papin
75003 Paris

Tarif : 6 euros
(pass 6 séances : 30 euros)

dans le sillage d’Octavia E. Butler

Dawn (1987)

Octavia E. Butler, série Xenogenesis

Dawn est le premier livre dans la série Xenogenesis, qui débute quand les humains chassés de la Terre ravagée par des guerres sont contraints de vivre dans un vaisseau piloté par des extra-terrestres appelés les Oankali. Dans la première scène de Dawn, une femme africaine-américaine Lilith se réveille dans une étrange chambre blanche sans porte ni fenêtre, et découvre plus tard qu’elle a été enlevée par une race avancée d’extra-terrestres.

— Mon parent t’a examiné, a étudié quelques-unes de tes cellules normales, les a comparées à ce qu’il avait appris des autres humains et a conclu que tu avais non seulement le cancer, mais un certain talent pour ça.
— Un talent ? Une malédiction, oui. Mais comment a-t-il pu le déduire juste en… observant ?
— Peut-être que percevoir serait plus approprié. Il emploie d’autres sens que la vue. Et il sait tout de toi à partir de tes gènes. Maintenant, il connaît tes antécédents médicaux et bien des choses sur ta façon de penser. Il a fait quelques expériences.
— Vraiment ? J’ignore si je pourrai lui pardonner. Mais franchement, je ne vois pas comment il a pu exciser un cancer sans… eh bien, sans endommager l’organe sur lequel il croissait.
— Mon parent n’a pas excisé ton cancer. Il ne t’a pas touchée, il voulait juste l’examiner directement avec tous ses sens. Il ne l’avait encore jamais fait personnellement. Lorsqu’il a fini, il a suggéré à ton corps de réabsorber le cancer.
— Il a… suggéré à mon corps ?
— Oui. Mon parent a donné à ton corps ce qu’on peut appeler un ordre chimique.
— C’est comme ça que vous guérissez le cancer des vôtres ?
— Cette maladie n’existe pas chez nous.
Lilith soupira.
— J’aimerais pouvoir en dire autant. Elle a fait assez de ravages dans ma famille.
— Elle ne te fera plus de mal. Mon parent dit que les cellules cancéreuses sont belles, mais faciles à prévenir.

ressources

Sur l'histoire d'Henrietta Lacks

L’histoire d’Henrietta Lacks, africaine-américaine née en Virginie le 1er août 1920 et morte d'une tumeur cancéreuse à développement très rapide le 4 octobre 1951 est à de nombreux égards symbolique des dilemmes éthiques qui entourent les relations de la médecine moderne occidentale au corps des femmes noires.

Henrietta Lacks arrive à l’hôpital Johns Hopkins le 29 janvier 1951 pour se faire ausculter suite à une douleur lancinante dans le ventre. L’hôpital Johns Hopkins est situé dans les quartiers Est de Baltimore. Il fut construit en 1989 suite à la volonté de Johns Hopkins, — milliardaire, né dans une plantation de tabac du Maryland et qui fit fortune comme banquier et comme épicier — de financer une faculté de médecine et un hôpital caritatif. Produit d’une mythologie ou réalité de la recherche médicale américaine, même si la vocation de l’établissement est de soigner les plus démunis, en l’occurrence majoritairement des Noirs, il n’échappe pas à la tradition orale qui abonde en récits sur « les docteurs de la nuit » qui enlevaient les Noirs pour faire des expériences.

Lors de l'une de ses consultations, Georges Otto Grey, va prélever des cellules d’Henrietta Lacks. Les saines meurent, mais les malignes se multiplient in vitro à une vitesse foudroyante et à l’infini… Pour ces propriétés exceptionnelles, elles vont été utilisées dans les laboratoires du monde entier sous le nom de code de « HeLa ». Les cellules HeLa ont servi au développement de la recherche en biologie et en médecine, du vaccin antipoliomyélitique à la recherche en nanotechnologies en passant par la cartographie des gènes, la fécondation in vitro et les recherches dans le clonage. Elles ont même été embarquées dans les premières missions spatiales pour voir leur réaction en apesanteur.

Mais ce n’est pas le seul abus qui entoure l’usage des cellules d’Henrietta Lacks. Tout au long du XXe siècle, des scandales vont éclater mettant en évidence le manque de déontologie et d’éthique qui prévaut dans la recherche aux Etats-Unis.Dans les années 1950, les cellules HeLa sont au cœur d’un procès mettant en évidence le comportement alors très répandu des chercheurs qui pour faire leurs expériences, inoculent HeLa à des porteurs sains sans les informer des possibles implications et sans leur demander leur consentement.

En 1970, au décès de Georges Otto Grey et après des années d’anonymat, le nom d’Henrietta Lacks est révélé comme étant celui de la donneuse des cellules HeLa. Au même moment, le Président Nixon déclare la lutte contre le cancer comme la grande cause nationale. Or en 1972 le monde de la recherche comprend qu’une grande partie des recherches sont biaisées car contaminées par les cellules HeLa. Le nom d’Henrietta Lacks circule. Les scientifiques vont alors chercher à poursuivre leurs études sur le génome d'Henrietta Lacks en prélevant des échantillons d’ADN sur sa famille proche. Les médias s’emparent de l’histoire et feront de HeLa la plus incroyable histoire de la médecine moderne.

En mars 1976, Michael Rogers publie dans le magazine Rolling Stone, The Double-Edged Helixqui raconte l’histoire des cellules d’Henrietta Lacks et dévoile le commerce qui en est fait. L’article sort au moment où les Black Panthers ouvrent des cliniques gratuites pour les Noirs et protestent contre un système de santé qu’ils qualifient de raciste. La famille d’Henrietta Lacks est livrée aux assauts médiatiques (Lien)

Le livre The immortal life of Henrietta Lacks de Rebecca Skloot est paru en français en 2010 sous le titre La Vie immortelle d'Henrietta Lacks (Calmann-Lévy).

Il a été adapté au cinéma par HBO en 2017, avec Oprah Winfrey dans le rôle de sa fille :

The Immortal Life of Henrietta Lacks, réal. George C. Wolfe.

En 1997 est diffusé sur la BBC un documentaire d’une heure sur Henrietta Lacks et HeLa, réalisé par Adam Curtis : Modern Times: The Way of All Flesh.

Henrietta Lacks et Octavia E. Butler

Il semble évident qu’Octavia E. Butler a suivi les débats qui ont entouré l’usage des cellules d’Henrietta Lacks.

Ce cas dans l’histoire de la médecine fait encore date en matière de consentement médical et reste troublant car il questionne notre façon de considérer les liens entre l’être humain et les différentes parties de son corps. Pour la chercheuse Priscilla Wald qui étudie les relations entre science et fiction, les dilemmes éthiques que ce cas soulève trouvent un écho - conscient ou non – dans la trilogie Xenogenesis d'Octavia E. Butler...

Dans Dawn, le premier ouvrage de la série, une Africaine-américaine, Lilith, se réveille captive et, en découvrant une cicatrice, a le sentiment de ne plus s’appartenir. Cette cicatrice résulte d’une opération à laquelle l’ont soumise ses ravisseurs, des extra-terrestres nommés "Oankali" qui non seulement l’ont soignée mais ont modifié sa prédisposition génétique pour le cancer.

Lecture(s)

  • Cognitive estrangement, science fiction, and medical ethics, Priscilla Wald (lien)

Médecine, race et science-fiction

La fiction spéculative montre souvent l'histoire complexe et plutôt tendue de la médecine dans sa relation aux femmes noires. Á travers l'œuvre d'importantes écrivaines, comme Octavia E. Butler, Nnedi Okorafor ou Nalo Hopkinson, Esther L. Jones souligne comment les expériences personnelles de la maladie reflètent fréquemment des mal-êtres sociétaux plus vastes liés à la race et au genre.

La femme noire est un sujet particulier s’agissant de médecine en raison de la façon dont elle est traitée par la médecine officielle, ainsi que sa relative méfiance envers cette dernière.

Les références des écrivaines noires américaines à la santé des femmes noires permettent de comprendre ces spécificités et font émerger une éthique relationnelle : la femme noire refuse de traiter autrui comme on la traite : discrimination, refus de voir son humanité, utilisation, sexualisation ou négation de son corps…

Les autrices de fiction spéculative, en particulier, en mettant l’accent sur ce qui ne va pas dans le monde contemporain dans les domaines social et politique, rejoignent l’ambition de l’éthique médicale, dans un but commun de justice pour tous dans l’accès aux soins et à la santé.

Les œuvres analysées dans cette étude à la fois historique, sociale et littéraire sont The Salt Eaters de Toni Cade Bambara, Fledging [Novice] d'Octavia E. Butler, Who fears Death [Qui a peur de la mort] de Nnedi Okorafor, Brown Girl in the Ring [La Ronde des Esprits] de Nalo Hopkinson, Parables (of the Talents, of the Sower) [La Parabole du Semeur, La Parabole des talents] d'Octavia E. Butler.

Lecture(s)

  • Medicine and Ethics in Black Women’s Speculative Fiction, Esther L. Jones, Palgrave Macmillan, 2015
  • Genetics and the Unsettled Past: The Collision of DNA, Race, and History, Rutgers University Press, 2012 
  • Feminist Utopia, reproductive technology and relationships of difference in contemporary American feminism: A reading of Octavia Butler's Feminist Utopias, de Jennifer Nelson (Télécharger le PDF)

Pour en savoir plus
Le ventre des femmes, capitalisme, racialisation, féminisme de Françoise Vergès (lien)

Dans les années 1960-1970, l’État français encourage l’avortement et la contraception dans les départements d’outre-mer alors même qu’il les interdit et les criminalise en France métropolitaine.

Comment expliquer de telles disparités ? Partant du cas emblématique de La Réunion où, en juin 1970, des milliers d’avortements et de stérilisations sans consentement pratiqués par des médecins blancs sont rendus publics, Françoise Vergès retrace la politique de gestion du ventre des femmes, stigmatisées en raison de la couleur de leur peau. Dès 1945, invoquant la « surpopulation » de ses anciennes colonies, l’État français prône le contrôle des naissances et l’organisation de l’émigration.

Françoise Vergès s’interroge sur les causes et les conséquences de ces reconfigurations et sur la marginalisation de la question raciale et coloniale par les mouvements féministes actifs en métropole, en particulier le MLF. En s’appuyant sur les notions de genre, de race, de classe dans une ère postcoloniale, l’auteure entend faire la lumière sur l’histoire mutilée de ces femmes, héritée d’un système esclavagiste, colonialiste et capitaliste encore largement ignoré aujourd’hui.

Regards d’artistes sur la gynécologie et les expériences faites sur les corps des esclaves

Sugar Walls Teardom (2016), Tabita Rezaire. Crédit: Tabita Rezaire.

Tabita Rezaire

Tabita Rezaire, artiste française d’origine guyano-danoise qui questionne notre culture des écrans «blancs-suprémacistes-patriarcaux-cis-hétéro-globalisés», réalise en 2016 la vidéo Sugar Walls Teardom. Elle écrit à propos de son installation : « Pendant l’esclavage, les corps des femmes noires ont été utilisés et abusés, en tant que marchandises pour exécuter le travail pénible dans les plantations, pour l’esclavage sexuel, l’exploitation reproductive et les expérimentations médicales. Anarcha, Betsey et Lucy font partie des cobayes captives du Dr. Marion Sims, le soi-disant père de la gynécologie moderne, qui a mutilé et torturé un nombre incalculable de femmes esclaves au nom de la science.
Les matrices des femmes noires ont été centrales à l’économie biomédicale, comme le rappelle l’histoire d’Henrietta Lacks - dont on a prélevé les cellules du col de l’utérus à son insu, cellules qui sont devenues les premières cellules immortelles permettant des percées médicales. La guerre biologique contre les matrices des femmes noire se poursuit à notre époque, via les tests pharmaceutiques, les stérilisations forcées, les expérimentations en matière de contraceptifs, parmi d’autres pratiques médicales malveillantes. »

Gynepunk

Les destins tragiques et méconnus d'Anarcha, Lucy et Betsey sont à la source d’ « Anarchagland : Anarcha, Betsy, et Lucy » (2016) du collectif catalan Gynepunk, un projet de recherche autonome sur l'histoire de la gynécologie et une proposition active et radicale pour la réécrire.
À la croisée de la mouvance cyborg, de la vision de la sorcière comme proto-féministe et de l’appropriation de la science par les patientes, Gynepunk, basé à Barcelone, développe une gynécologie DIY, création d'outils gynécologiques de première urgence pour des femmes en difficulté sociale, analyse des fluides corporels et fabrication de lubrifiants, traitement de maladies vaginales. Le collectif a rédigé un manifeste transhackféministe pour revendiquer cette réappropriation du corps, de la machine et de l’histoire des femmes.

Fanny Sosa

Fanny Sosa est une artiste argentine et brésilienne, danseuse, activiste, chercheuse. Elle rédige actuellement une thèse intitulée Twerk and torque: new strategies for subjectivity decolonization in the web 2.0 times. Elle se présente avant-tout comme « Curandera » (guérisseuse). Elle mène des workshops de twerk considéré comme une pratique féministe radicale, connectée à des formes contemporaines et historiques de pratiques de soin afro-diasporiques.

Joscelyn Gardner

La série de treize lithographies de Joscelyn Gardner, Creole Portraits III (2009-2011), a trait en particulier à l’usage secret que faisaient les femmes créoles (libres ou esclaves) des abortifs naturels pour interrompre des grossesses forcées. Les lithographies de Creole Portraits III ont la simplicité des illustrations botaniques du 18e siècle.

compte-rendu

Carte (blanche) noire à Mélissa Laveaux

avec Françoise Vergès, Rébecca Chaillon, Kiyémis, Carmen Aguilar y Wedge du collectif Hyphen Labs, David Fathi, Valérie Lawson

Estelle Prudent, artiste et photographe invitée pour la séance

Ketty Steward, autrice de Science-Fiction et poétesse, invitée pour la séance

Photo : Estelle Prudent

Introduction

Il est 19h15, Oulimata Gueye, co-curatrice du cycle Afrocyberféminismes, introduit la séance et remercie les équipes avant de laisser le micro à Mélissa Laveaux.

Mélissa Laveaux :

Avant d’être musicienne je faisais de la biologie et après quatre ans je me suis dit que je ne voulais pas être médecin mais que je préférais dire aux médecins comment mieux traiter les patient.e.s. à travers l’étude de la bioéthique. Parce que je trouvais qu’il y avait un manque de bienséance chez les médecins, peu importe le lieu. Très peu d’entre eux savent parler aux patient.e.s immigré.e.s ou qui ne parlent pas les langues officielles du pays dans lesquelles elles se trouvent. Or ces femmes réfugiées ont vécu des expériences traumatiques : traumatismes de guerre, violences domestiques, viols.
Je trouve que les médecins ont tendance à ne pas savoir comment aborder ces questions, comment guider ces femmes dans leurs démarches pour se faire soigner. Nombreuses sont les femmes qui meurent de cancer chaque année parce qu’elles ont refusé d’aller voir un médecin.
Ma mère a justement eu - avant ma naissance - un cancer du col de l’utérus, comme Henrietta Lacks et même si elle s’en est sortie, elle a conservé une peur des médecins.

Henrietta Lacks ou Hennie comme l'appelait sa famille, était une femme africaine-américaine originaire de l’État de Virginie. Elle meurt en 1951, à 31 ans d’une tumeur cancéreuse au niveau du col de l’utérus, à l'Hôpital John Hopkins. Elle avait 5 enfants.

Henrietta Lacks est morte 2 mois après les premiers saignements qui l'ont conduit au seul hôpital accueillant des personnes noires ou colored people dans le Baltimore ségrégé de cette époque. Ses cellules se sont multipliées à une vitesse fulgurante et ont anticipé sa mort. Les médecins ont prélevé les cellules d’Henrietta Lacks sans autorisation ni consentement juste avant sa mort.

Les cellules d’Henrietta Lacks ont été commercialisées et envoyées dans le monde entier pour des recherches et pour la culture cellulaire. Anonymes et appelées.

« cellules HeLa » ou « Helen Lane », les cellules d’Henrietta Lacks sont immortelles et elles ont servi à la mise au point du vaccin contre la poliomyélite et une meilleure connaissance des cancers et des virus tels que le SIDA et la fécondation in vitro.

Que serions-nous sans les cellules d’Henrietta Lacks ? À la fin de la journée, ce sont les femmes noires qui nous sauvent !

déclare Mélissa Laveaux

Projection d’un extrait du téléfilm The immortal life of Henrietta Lacks réalisé par George C. Wolfe, produit par Oprah Winfrey et diffusé sur la chaîne HBO en avril 2017. Le film donne un visage à Henrietta Lacks et l’incarne en bonne vivante ayant marqué le voisinage et l’ensemble de sa famille.

Lecture de Rébecca Chaillon

Rébecca Chaillon lit « La voix de Deborah » (p.19) extrait du livre biographique La vie immortelle d’Henrietta Lacks de la journaliste et autrice Rebecca Skloot, paru en français chez Calmann-Lévy en 2010.

Puis Rébecca Chaillon lit un extrait de Dawn choisi par Mélissa Laveaux. Dawn est le premier livre de la trilogie Xenogenesis d’Octavia Butler. Une race alien est attirée par la “faculté” des humains à créer des excroissances telles que le cancer.

— Cette cicatrice, dit-elle en touchant son abdomen. Je ne l’avais pas quand j’étais sur Terre. Pourquoi les vôtres m’ont-ils fait ça ?
— Tu avais une excroissance, répondit-il. Un cancer. Nous t’en avons débarrassé. Sinon, il t’aurait tué. [...]
— Qu’est-ce que j’ai perdu en plus de mon cancer ? [...]
— Rien. Mon parent s’est occupé de toi. Tu n’as rien perdu que tu ne veuilles garder.

Extrait de Dawn, Octavia Butler, Aspect, New York, 1987 ; Extrait traduit en français par Thomas Bauduret avec Ketty Steward.

Photo : Estelle Prudent

NeuroSpeculative AfroFeminism

Mélissa Laveaux invite Carmen Aguilar y Wedge à présenter le projet NeuroSpeculative AfroFeminism directement inspiré par l’oeuvre globale d’Octavia Butler.

Carmen Aguilar y Wedge est co-fondatrice du collectif Hyphen Labs, un groupe international d'artistes, ingénieur.e.s, game designers et écrivain.e.s basé à San Francisco.

Les projets d’Hyphen Labs se situent à l’intersection du design, de la réalité virtuelle et des neurosciences. Avec NeuroSpeculative AfroFeminism, Hyphen Labs travaille sur une série d’interventions destinées à répondre aux problèmes des femmes noires tels que la surveillance, la protection de la vie privée et les violences policières.

Á l’origine de la démarche du collectif, plusieurs questions : Où sont les femmes noires dans la neuroscience ? Quelles sont les difficultés auxquelles elles font face aux États-Unis et dans le monde ? Comment imaginer une neuroscience qui ne soit pas discriminante et qui puisse tenter d’apporter des solutions à leurs problématiques ? De quelle protection auront-elles besoin dans le futur ?

Le « produit » phare d’Hyphen Labs est une expérience de réalité virtuelle qui immerge le spectateur dans la peau de Fatima, une cliente noire en consultation dans un laboratoire neuro-cosmétologique. Un salon de coiffure futuriste où Brooke, coiffeuse et Naima, la matriarche « qui détient la galaxie dans ses cheveux » proposent à la clientèle des séances de neuromodulation ou d’optométrie du cerveau avec des électrodes Octavia qui respectent les coiffures et les tresses des clientes et les invitent à s’évader, à stimuler l’auto-détermination et à optimiser le cerveau. Le décor de ce Brain Lab, fait référence à la longue histoire des salons de coiffure comme « safe spaces » pour les femmes de couleur. Ils fonctionnent comme lieu de rencontre facilitant les discussions de société, politiques et philosophiques. Le public est ainsi transporté au coeur d’une expérience immersive qui permet de découvrir un futur spéculatif destiné aux femmes noires.

👁 NSAF Teaser 👁 from hyphen_labs on Vimeo.

Parmi les autres produits prototypés, Carmen Aguilar y Wedge présente une crème solaire - sans fini blanc-opaque - pour voyager dans le multivers; une visière qui reflète les micro-agressions; des Ruby Cam, en hommage à Ruby Bridges qui sont des boucles d’oreilles incrustées de caméras et de micros permettant d'enregistrer les violences policières en cas de contrôle; un foulard dont le motif imprimé est conçu pour perturber ou brouiller les logiciels de reconnaissance faciale et encore, des extensions capillaires neuro-intelligentes.

Le projet d’Hyphen Labs a vocation de proposer de manière innovante, un futur dans lequel les femmes racisées sont actives dans la technologie ; un milieu conçu pour l’heure, par ou pour de vieux hommes blancs ET chauves !/p>

Carmen Aguilar y Wedge

Photo : Estelle Prudent

Intermède : Rebecca Chaillon lit les pages 11 à 15 du livre de Rebecca Skloot, La vie immortelle d’Henrietta Lacks.

Performance musicale de Mélissa Laveaux

Track 1, A Capella

Henrietta à la mélanine couleur chocolat cuivré (coppered chocolate brown melanin)
a donné plus que de l'amour à l’Humanité
des cellules immortelles
elle nous a sauvé.e.s
elle nous sauvera tous
I’ll give you love, I’ll give you more than love

Talk

Lucie - Betsy - Anarcha, femmes noires et esclaves, dont les corps ont servi aux premières opérations et expérimentations sans anesthésie au profit de la modernité « pour soit-disant, faire avancer la recherche gynécologique ».
Elles se sont sacrifiées et c’est un miracle que nous connaissions leurs noms aujourd’hui !

Track 2

Dans son nouvel album « Radyo Siwèl », Mélissa Laveaux publie une chanson inspirée par le dieu Nibo, dieu de rébellion dans le Vaudou haïtien.

Si Henrietta Lacks était une divinité haïtienne, ne serait-elle pas une déesse rebelle et vengeresse comme le dieu Nibo ? Ça tombe bien, dans le Vaudou haïtien, on danse, en chante et on joue du tambour et Henrietta Lacks adorait danser !

Extraits sonores de sons d’hôpitaux (bip du monitoring et les conversations entre médecins) / dialogue du film biopic / lecture de poèmes par Rebecca Skloot et Bettina Judd (Patient) / batteries + tambours battants / sons spatiaux de la NASA, avant le décollage d’une fusée : « les cellules d’Henrietta Lacks partent à la contamination de l’espace ! »

David Fathi

En prélude au débat, David Fathi, artiste diplômé de mathématiques et d’informatique explique les raisons qui l’ont poussé à travailler sur la vie d’Henrietta Lacks avec l’exposition et le film The last road of the immortal woman qui fut notamment présenté aux Rencontres photographiques d’Arles en 2017. Son projet porte sur la dernière route d’Henrietta Lacks et retrace le trajet entre l'hôpital dans lequel elle est décédée et le cimetière où elle est enterrée.

David Fathi pose alors les questions fondamentales à son approche artistique : Pourquoi il a voulu travailler sur Henrietta Lacks ; pourquoi lui aussi, en tant qu'homme blanc, a-t-il été touché par l'histoire de celle qu’il appelle « la femme immortelle » ? La thématique de la réappropriation était inévitable :

Il y a tension. L'histoire des hommes blancs qui prennent ce qu'ils veulent et qui repartent est bien connue et je ne voulais pas réduire Henrietta Lacks à une belle histoire scientifique car la question raciale est centrale.

Le court film The last road of the immortal woman de David Fathi fut diffusé en toute fin de soirée. Un travail audiovisuel sur Henrietta Lacks, au travers duquel il tente de proposer « un point final contemplatif ». (lien)

Débat

Photo : Estelle Prudent

Animé par Valérie Lawson, présidente du Festival des Mondes de l'imaginaire de Montrouge et modératrice aux Imaginales, avec la politologue Françoise Vergès, la bloggeuse afroféministe Kiyémis et Mélissa Lavaux.

Françoise Vergès résume le propos de son dernier ouvrage, Le ventre des femmes, capitalisme, racialisation, féminisme, dans lequel elle interroge deux moments clés dans l’Hhstoire des droits des femmes en France :

  • Le scandale dans les années 1970 à l'Île de la Réunion : près de 8000 femmes stérilisées et victimes d’avortements forcés par an, effectués par des médecins français et blancs qui de surcroît, ont détourné des millions de Francs grâce aux remboursements de la Sécurité Sociale. L’avortement est alors un crime en France. Lors du procès, aucun médecin blanc n'est condamné. Françoise Vergès interroge une telle impunité. Pourquoi ces médecins se sont-ils sentis légitimés ?
  • « Le Manifeste des 343 » où des femmes françaises déclarent publiquement avoir avorté est publié quelques mois plus tard dans Le Nouvel Observateur. En ignorant les politiques raciales étatiques sur le ventre des femmes noires, la campagne pour le droit des femmes françaises à l'avortement privilégie inévitablement les conditions, les corps et l’expérience des femmes blanches de l’Hexagone.

Pour Françoise Vergès il faut encore élargir le sujet :

Pourquoi dans l'histoire de la traite négrière, n'a t-on jamais parlé des femmes africaines qui ont donné naissance aux millions d’Africains déportés ? Et ensuite, comment intégrons-nous la politique des naissances imposée aux femmes Noir.e.s esclavagisé.e.s ? Leur ventre et leurs enfants ont été conçus comme un capital dans cet immense réseau de commerce d’êtres humains. Pourquoi ce rôle a-t-il été complètement occulté ?
Qu’en est-il du lien entre la démographie et la notion de de surpopulation utilisée contre les femmes racisées présentées comme une menace car leurs enfants pourraient devenir des « terroristes » ou des « migrants » et représenter un danger pour l’Occident ?

La maternité des femmes noires est constamment dénoncée et méprisée et les intervenantes rappellent justement au public les propos prononcés par le président Emmanuel Macron lors d’un discours à Hambourg, insinuant que les femmes africaines faisaient trop d’enfants et contribuaient ainsi à l’instabilité du continent africain.

Une question se trouve sur toutes les lèvres : Comment transformer ce rapport difficile lié au corps féminin noir maltraité ?

Mélissa Laveaux revient sur le thème de la soirée :

  • Les femmes noires ont des difficultés à parler aux médecins ce qui les empêche de recevoir les soins auxquels elles ont droit. Le corps médical a une responsabilité de taille.
  • Les femmes noires sont les plus exposées à la mort durant l’accouchement et ce n'est pas qu'une question d'argent : exemple du témoignage d’accouchement de Serena Williams qui a failli mourir.

Ils croient que l’on ne souffre pas. On ne croit pas les femmes noires quand elles expriment leur douleur.

déplore Mélissa Laveaux

Les femmes noires ne percevraient pas la douleur de la même manière que les femmes blanches et comme le rappelle Valérie Lawson, le spéculum est un outil médical développé grâce aux (ou sur les) femmes noires.

La bloggeuse Kiyémis revient sur la manière dont le corps des femmes noires a été utilisé comme cobaye pour l’innovation scientifique et médicale. Un fait que l’on constate par ailleurs dans le film The constant gardener, sorti en 2005.

Lucy et les autres femmes esclaves dont parlait Mélissa Laveaux étaient considérées comme insensibles à la douleur parce qu'elles étaient exclues du genre (féminin), un genre réservé aux femmes blanches à cette époque. La question médicale est donc primordiale dans l'afroféminisme et on voit naître sur les réseaux sociaux, des espaces où les femmes s'expriment. Je pense au groupe « Le globule noir » qui questionne les discriminations dans l'hôpital. Même si internet permet cela et un meilleur accès à des travaux universitaires qui jusque là circulaient dans des cercles très fermés, il ne faut pas penser que tout est tout rose sur internet. On ne peut pas occulter le cyberharcèlement et le cybersexisme auquel nous sommes exposées. (Le cas de Rokhaya Diallo ou de la britannique Diane Abbott.)

Les maltraitances que subissent encore aujourd’hui les femmes noires créent une méfiance historique et intergénérationnelle. « Il s’agit de transmissions des peurs de générations en générations. D'où la crainte d’Henrietta Lacks de se faire enlever son utérus (voir extraits de la biographie). » soulève Mélissa Laveaux.

Comment dépasser ces constats ? Comment envisager les femmes racisées dans un futur plus optimiste ?

Kiyémis préconise l’usage de la science-fiction.

Mélissa Laveaux évoque ensuite A wrinkle in a time, un livre de Madeleine L’Engle adapté par Disney au cinéma, venant de sortir en salles et réalisé par la cinéaste africaine-américaine Ava Duvernay.

« Un film à gros budget, ce qui n’aurait pu être possible il y a 10 ans. Toute cette création en littérature et dans le cinéma donne confiance et dans le film de Marvel, Black Panther, il n'est pas question une seule fois des blancs. Et si on parle d’afrofuturisme, j’ai l’habitude de le décrire très simplement à travers la citation “In the future we exist.“ » déclare également Mélissa Laveaux.

Ce qui est important c'est que le blanc ne soit plus la couleur par défaut et que nous, noir.e.s, nous soyons au centre de nos vies et de nous-mêmes. Quand tu est militante tu es obligée d’être optimiste sinon tu te tire une balle !

ajoute Kiyémis

Selon Françoise Vergès, il est aussi important de questionner l’espace, le territoire que l’on imagine lorsque l’on parle de futur et d’utopie :

Les villes sont à la gloire des hommes blancs, des militaire, des guerres impérialistes. L’espace public est marqué par un état qui a été colonial et qui est toujours impérialiste et capitaliste donc quand on évoque les monuments, je me demande : lesquels ? Le monument est toujours lié à l'État et donc lié à un discours patriarcal. Aussi, je ne crois pas que la solution serait d'avoir plus de sculptures de femmes esclaves noires

En effet, dans l’actuel débat sur la désacralisation de monuments - aux États-Unis notamment - où se placent les monuments et les hommages aux femmes noires dans l’espace public ?

Trop de monuments disent un récit qui nous exclu. Si un état décide de donner trois statues de femmes noires à commémorer, je ne fais pas confiance parce qu’on choisi une solution pragmatique et non utopique.

Françoise Vergès rappelle également qu’une « vision occidentale prédomine dans la manière de se projeter dans le futur » :

L'utopie européenne est souvent suivie d'une dystopie car “ça s'est mal passé”, mais le monde du sud n'a connu que la dystopie depuis l'esclavage. Nous sommes familiers de la dystopie. Pour nous, ce n'est pas un genre littéraire mais un vécu ! Le serment du Bois Caïman en Haïti représente cette utopie en rompant la “naturalisation” de l’esclavage et en disant “la liberté est possible!” Dans ce contexte, l'utopie peut retrouver de sa force et faire émerger des choses, un avenir.

Mélissa Laveaux rappelle ce qu’est le « Serment du Bois-Caïman » ou « Serment de Boukman » :

Pour se libérer de l'Europe, les haïtiens ont fait une cérémonie Vaudou dans le Bois-Caïman. Ils ont prêté le serment de se battre jusqu'à la mort et ça a fonctionné.
Haïti deviendra un état (libre) en janvier 1804 et dans la constitution figurera le fait que chacun peut se déclarer haïtien s’il se déclare noir. La “République Noire d’Haïti” a montré qu’autre chose était possible. Le noir en Haïti est donc devenu la couleur universelle à l’instar du blanc qui était jusque là, couleur universelle de la liberté.

Le changement de narration est donc impératif pour faire advenir un futur, une autre réalité. En cela, l’utopie devient une clé pour créer des stratégies d’émancipation.

Le cas du collectif Hyphen Labs atteste cette idée qui était de proposer un futur où le blanc n'est pas la couleur de référence, donc l’utilisation de la réalité virtuelle est politique quand on sait que ce média n'a pas encore été défini pour y placer nos histoires en son coeur, ni pour introduire notre vision dès ses débuts. Si cela avait été fait dès l’innovation de la réalité virtuelle, nous n’aurions pas attendu 50 ans pour avoir un Black Panther sur les écrans de cinéma.

Le débat soulève aussi des problématiques au sein même des pratiques afrocyberféministes.

Françoise Vergès exprime notamment ses réserves quant à l’usage par Hyphen Labs, des tests d’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMF). Des tests qui rappellent ceux du Clark Doll Test (ou test de la poupée noire et blanche) illustrant les effets des stéréotypes et de la ségrégation raciale aux États-Unis et largement utilisés pour justifier ou fonder une pensée raciale contemporaine.

C’est vrai, ces tests ont participé à la psychologie raciale mais surtout, ils ont été utilisés dans des contextes institutionnels. Nous essayons de partir de l’existant et de les utiliser pour les détourner, les tordre et proposer à travers nos tests IRFM, une manière de critiquer l'institution.

Carmen Aguilar y Wedge

Françoise Vergès enchaîne ensuite sur un acquis, celui de la disposition des corps féminins noirs aujourd’hui, dans le secteur du service :

L’industrie du soin est particulièrement liée aux femmes racisées qui nettoient ce monde produit par l'homme blanc universaliste. Elles nettoient tout - des enfants aux plus âgés, les gares, les hôpitaux, les sols - ces femmes sont invisibles, mais sans elles le monde ne tiendrait pas.
Parler d’'afrocyberféminisme c’est proposer de nouvelles politiques et peut-être inscrire cela en contexte universitaire. L’afrocyberféminisme est une démocratisation du discours et ce n'est plus seulement occidentalo-centré notamment car presque tout le monde a accès à internet mais la route est longue, "there's a long road to freedom”. Ce n’est pas une route linéaire. Tous les matins il faut se lever, il faut se battre, ne serait-ce que pour la mémoire, par loyauté et amour de ces femmes et ces hommes qui nous ont précédés et sans qui nous ne serions pas là.

Dans le public, l’auteure, DJ et designer sonore Christelle Oyiri, pose une question qui sonne le glas du débat :

Je me tourne beaucoup vers l’afropéssimisme pour trouver des réponses à mes questions et je me demande si ontologiquement, le noir est et fera toujours l'expérience de l'altérité ultime. Comme si on ne pouvait rien changer et qu’on devait toujours subir la surveillance. C’est dur de bâtir un mouvement d’émancipation quand on est constamment dans la résilience. Peut-être que le futur n’est pas envisageable que de façon positive. L’afropéssimisme est un mouvement qui existe aussi et il ne faut pas le négliger…

En réponse, Françoise Vergès affirme que si l’afropéssimisme existe bien, il n’en demeure pas moins une technique de dissuasion.

On doit se protéger et on ne peut pas se laisser dissuader du contraire. Il y a des peuples entiers qui ont été décimés et qui ont disparu à travers le monde, ce n'est pas exclusivement le cas du peuple noir, pensons aux génocides contre les peuples indigènes. Mais cette politique de la mort détruit même ceux qui la portent. Césaire le dit très bien dans son “Discours sur le colonialisme” : ce que vous avez fait là bas, c'est revenu chez vous (en parlant des camps d'extermination).
Il faut surmonter une économie de la mort qui détruit les humains. Une économie qui ronge les énergies, c'est quelque chose de très fatiguant et les gens sont épuisés. Mais ce système mortifère, il faut l’arrêter simplement par amour de la vie. On peut répondre aux Blancs: "éduquez-vous !" ’ils mais s’ils refusent de s’éduquer, alors nous pouvons dire que leur ignorance est intentionnelle.

Il est 21h30 et le débat prend fin sur une note trouble. On pourrait continuer longtemps. Entre passé et futur, espoir, déchéance, lumière et détermination, nous retenons qu’aucune pensée philosophique et politique n’est inabordable pour s’émanciper des maltraitances que les corps féminins noirs subissent. Même si en définitive, ce qu’il reste certainement à faire, c’est de ne surtout pas renoncer.

À ce sujet, Oulimata Gueye ajoute post-événement, qu’« à la question d’une condamnation de l’être noir à la maltraitance, Felwin Sarr répondait lors l’un débat récent qu’il fallait dire non et ce, à toutes les échelles, qu’elles soient individuelles, collectives ou étatiques et qu’il faut se battre pour faire triompher l’idée que “toutes les vies se valent”, “toutes les vies comptent” et que toutes les mesures doivent être prises pour que cela devienne une réalité pour tous. »

FIN

Compte-rendu réalisé par Anna Tjé (Revue Atayé) avec des propos recueillis par Roxane Yap (Lis Thés Ratures) et Clémence Seurat (Gaîté Lyrique).

création visuelle

Reportage visuel de la soirée de lancement du cycle Afrocyberféminismes à la Gaité Lyrique.

©Estelle Prudent

estelleprudent.com

fiction

Pour chaque rencontre du cycle, les commissaires invitent un.e aut.rice.eur à écrire un texte en écho à cette séance.

Ketty Steward est poétesse et écrivaine de science-fiction. Ses dernières nouvelles se trouvent dans son recueil de science-fiction, Connexions Interrompues, chez Rivière Blanche, les anthologies Malpertuis V et L'Amicale des jeteurs de sorts, aux éditions Malpertuis, Faites demi-tour dès que possible et Au Bal des Actifs aux éditions La Volte, ainsi que dans plusieurs numéros de la revue Galaxies. Elle est également l'autrice d'un court roman autobiographique, Noir sur Blanc paru en 2012 aux éditions Henry.

HeLa est là

« Ça y est, elle ouvre les yeux ! Grande Déesse ! »

La jeune femme allongée sur le lit cligne des paupières et peine à comprendre où elle se trouve. La pièce, claire et peu meublée est-elle une chambre de l’hôpital Johns-Hopkins ?

« Henrietta ! Comment vous sentez-vous ? »

C’est bien son prénom, mais quelque chose cloche. Elle murmure :

« Qui êtes-vous ? »

La femme qui s’avance vers elle tremble un peu. Elle porte une combinaison moulante blanche. Une infirmière ? Elle est noire avec de longues tresses. Ce n’est donc pas l’hôpital pour indigents où seuls les employés de ménage et les patients sont des personnes de couleur.

Vertige.

Henrietta referme les yeux et tente de rassembler les bribes éparses de son identité.

Elle a trente et un ans, elle travaille dans un champ de tabac. Elle est malade et est soignée pour un cancer du col de l’utérus. Elle a 5 enfants qui attendent son retour. Pourquoi ces réalités lui paraissent-elles si lointaines ?

Le docteur Johns a dit que sa tumeur n’était pas ordinaire et que c’est pour ça que le traitement n’était pas très concluant, pour l’instant. Elle ne ressent pourtant aucune douleur dans le bas-ventre.

Henrietta se souvient soudain du grand froid qui l’a recouverte avant que la nuit éternelle ne l’engloutisse.

Elle rouvre les yeux.

« Je suis morte…

– Oui ! répond l’infirmière, enthousiaste. Morte et ressuscitée. »

Elle lève les bras et récite :

« Et HeLa dit à ses disciples : Celle qui relève de la mort, c’est moi. La vie, c’est moi. Celui qui croit en moi aura la vie, même s’il meurt.1 

– Ella ? »

Une deuxième femme métisse, coupe afro fièrement dressée sur la tête, s’approche sur la droite d’Henrietta. Elle porte la même combinaison immaculée.

« Il faut y aller doucement, Sœur MeLa. Elle revient de loin et elle est épuisée. Nous allons devoir tout lui expliquer, mais il vaut mieux la ménager.

– Oui, bien sûr, Sœur OuLa. Je suis trop impétueuse. Grâce lui soit rendue !

– Aux siècles des siècles !

– Damen ! »

Henrietta se sent faible, mais elle voudrait se redresser. Elle se concentre sur cette idée et, comme s’il l’avait entendue, le lit bascule lentement, dans une position oblique qui lui permet de contempler le reste de la chambre.

Le sol est couvert d’une gomme gris clair et les murs, nus, semblent de verre. Des motifs changeants y glissent suivant des mouvements aléatoires.

Quel jour peut-on bien être ?

Un pan rectangulaire du mur qui lui fait face s’obscurcit et affiche : mercredi 04 octobre 51.

C’est impressionnant, mais c’est faux. Elle corrige à voix haute :

« Jeudi. C’est le jeudi 04 octobre 1951. »

Comme les deux infirmières se regardent d’un drôle d’air, elle explique :

Hier, le 03, j’étais au marché. Je m’en souviens parfaitement. Le marché c’est le mercredi.

Elles se détournent d’Henrietta et débattent ouvertement.

« Elle a trouvé toute seule comment utiliser ses impulsions cérébrales pour le mobilier et les écrans ! fait remarquer la dénommée MeLa.

– Même les petits enfants le font.

– C’est une femme exceptionnelle. Elle saura encaisser le choc.

– J’ai peur que ce soit trop brutal.

– Il faudra bien lui dire tôt ou tard.

– D’accord, vas-y. »

MeLa fait face à Henrietta et lui annonce, d’une voix posée :

« Vous êtes morte, en effet. Le 04 octobre 1951. Il y a cent ans exactement. Nous sommes bien le mercredi 04 octobre 2051. »

Elle sourit.

Trou noir.

Henrietta s’évanouit.

*

Le deuxième réveil, deux heures plus tard, s’avère moins difficile. Henrietta reconnaît les deux femmes inquiètes qui se tiennent à son chevet et l’inscription de la date s’affiche encore, insolente.

« Très bien, se dit-elle. Je veux comprendre ce qui se passe. »

Elle redresse le lit, toussote, puis déclare :

« Allez-y. Je suis prête. Racontez-moi votre histoire.

– C’est la vôtre, HeLa, répond MeLa.

– Qui est cette Ella dont vous avez déjà parlé ? »

Les deux citoyennes du XXIe siècle entreprennent alors de révéler à Henrietta Lacks, ou plutôt, à son clone, qui elle était et ce qu’elle a représenté pour la recherche médicale pendant des décennies.

« Vous voulez dire que depuis tout ce temps, mes cellules se sont divisées, ou plutôt multipliées sans jamais s’arrêter ?

– Des millions de tonnes, oui.

– Seulement, c’est la maladie qui est immortelle, on dirait, pas moi !

– Disons que le cancer s’est inséré de manière originale dans vos cellules. Mais ces cellules, ce sont bien les vôtres, Henrietta, avec votre ADN.

– Mon ADN ?

– Ce code qui fait que chacune de ces cellules est un bout de vous, avec toutes vos caractéristiques, tout ce qui fait que vous êtes unique. C’est grâce à lui qu’on a réussi à vous cloner.

– Comment se fait-il que je me souvienne de ce qu’elle a fait ? Je ne suis pas elle !

– Nous sommes capables de sauvegarder et de réactiver les souvenirs biographiques. D’origine ou reconstitués. Il y a eu tant de travaux merveilleux sur votre vie !

– Je suis donc une copie d’Henrietta Lacks qui va mourir d’un instant à l’autre à cause de son extraordinaire cancer !

– Oui et non. Vous êtes HeLa, mûrie en cuve pendant deux mois, mais soignée du cancer.

– Avec des barres d’uranium, comme faisait le docteur Johns ?

– On n’utilise plus de substances radioactives dans les soins, aujourd’hui. Ces méthodes présentent trop d’effets secondaires. On a trouvé le moyen de suggérer au corps de réabsorber les cancers2, quand on les détecte assez tôt, bien sûr ! »

Henrietta pose beaucoup de questions et les réponses la désarçonnent bien souvent.

C’est une femme très intelligente avec des capacités d’adaptation hors du commun. Même si elle ne comprend pas tout, elle admet, tant bien que mal, tous les changements survenus en cent ans dans le domaine de la médecine. Elle apprend avec fierté que nombre de ces progrès ont été rendus possibles par ses cellules, la lignée HeLa, les premières cellules immortelles.

Son cerveau du milieu du vingtième siècle se figure difficilement l’anesthésie magnétique, la danse et la musique thérapeutiques, les implants et les patchs de régulation des constantes, les nanobots d’autochirurgie, les greffes bactériennes, les groupes de patients-soigneurs et toute une série de pratiques qu’on n’aurait même pas osé imaginer de son temps.

« Et les accouchements, demande-t-elle, c’est toujours la roulette russe pour nos sœurs ?

– On n’accouche plus dans les hôpitaux depuis qu’on a compris que donner la vie n’est pas une maladie. Ça se passe chez soi ou dans les maisons de naissance en famille ou entre amis. »

Lorsqu’elle s’enquiert ce qui est arrivé à ses enfants, OuLa lui propose de lire l’ouvrage de Rebecca Skloot, La Vie Immortelle d’Henrietta Lacks.

« C’est notre livre saint, la bible de vos adoratrices et adorateurs !

– Des adoratrices ! »

C’est comme cela qu’elle apprend qu’à la fin des années 2010, à la suite d’un mythique cycle d’études sur l’Afrocyberféminisme, est née la secte, devenue depuis religion officielle, dont HeLa est la divinité.

Des millions de femmes, surtout, mais aussi des hommes lui rendent un culte et font connaître ses hauts faits.

Passé un premier moment de surprise, Henrietta se fâche.

« Non, non et non ! Je ne suis pas d’accord avec ce culte, cette religion ! Je n’ai jamais voulu cela !

– Nous le savons, réplique MeLa. Vous n’avez pas non plus donné votre consentement pour le Prélèvement Primordial…

– Pas plus que pour ma résurrection ! »

Un silence accueille ces derniers mots. Puis, c’est OuLa qui se décide à parler.

« Cette question du consentement divise l’Église. Ces paroles que vous venez de prononcer nous posent un vrai problème. HeLa75 a dit la même chose.

– HeLa75, laissez-moi deviner. Une Henrietta ressuscitée pour les 75 ans de ma mort, ou plutôt, de sa mort, c’est ça ?

– En 2026, oui. C’était une véritable prouesse technique. Le clonage a bien fonctionné, l’implantation de mémoire un peu moins. Malheureusement, le traitement contre le cancer n’était pas encore au point. Elle n’a vécu que quatre heures avant d’y succomber, finalement. Nous avons des enregistrements d’époque... »

Henrietta se sent de nouveau très fatiguée.

Elle voudrait dormir.

Elle bascule son lit, soupire, puis demande :

« Qu’attendez-vous de moi ?

– Presque rien, répond MeLa. Vos miracles sont assortis de preuves tangibles : la multiplication des cellules, leur immortalité, la guérison des malades… et maintenant votre résurrection !

– Vous n’avez donc pas besoin de moi. Je n’ai plus aucune famille connue, aucun ami, je suis loin de mon époque. Votre monde a l’air formidable, mais ce n’est pas le mien.

– Nous vous expliquerons tout, promet OuLa, vous rencontrerez des gens !

– Je n’y tiens pas, répond Henrietta. Je voudrais mourir en paix. Gardez toutes les cellules, mais, de grâce, libérez-moi ! »

Les deux femmes se regardent et dialoguent sans un mot, en proie au pire désarroi.

Vont-elles allonger encore la liste de celles et ceux qui ont bafoué les droits élémentaires de cette femme ?

Henrietta s’en remet à leur décision. Elle bâille et, doucement, s’endort.

Fin

1.  Voir Jean11:25

2.  Voir Dawn, Octavia Butler